Voici une petite histoire de Noël… loin d’être un roman ou un conte, c’est une histoire vraie…
Elle se passe en Pologne, pendant l’occupation communiste. Les personnages portent des noms d’emprunt, mais les faits sont authentiques.
La bouilloire s’était mise à chanter, l’abbé Paul coupa le courant. Puis, tel qu’il était, trempé jusqu’aux os et tout grelottant, il s’affala dans un fauteuil qui gémit sous le poids de tous ses ressorts fatigués.
Depuis un moment le vent avait redoublé de fureur et des rafales de neige tourbillonnaient dans la nuit noire. Un volet mal accroché claqua contre l’embrasure, une fois, deux fois… L’Abbé sursauta :
– Entrez ! cria-t-il d’une voix rauque. Personne ne répondit mais le vacarme redoubla.
» On dirait une âme en peine « , murmura l’Abbé en étendant ses longues jambes chaussées d’innommables godillots. Il faisait un froid glacial, mais il se sentait trop las pour bouger.
» Il faut que j’expectore ma fatigue ! » soupira-t-il.
Déjà, au séminaire, ses monologues interminables lui avaient valu le sobriquet de « rhéteur ». – « Que voulez-vous, répondait-il aux taquins, les paroles que l’on prononce risquent moins de tricher ». Une fois vicaire et chez lui, il ne se gêna plus. » C’est à son ange qu’il cause ! » confia sa gouvernante aux commères. La paroisse le crut… Quand donc était-ce, au juste ? Il y a quinze ans ! L’abbé Paul sourit et grommela :
– Si c’était vrai, bel ange, je vous demanderais maintenant de m’infuser du thé car, vraiment, je suis crevé et, tout à l’heure, je dois être en forme !
Quatre heures le séparaient de la Messe de minuit. Il rentrait de l’une de ses « succursales » comme il appelait les paroisses voisines confiées à ses soins et déjà à l’église, devant son confessionnal, les gens faisaient queue.
Cette pensée le ranima: » Allons, vieille carcasse, grouille-toi ! » Son langage d’ancien maquisard n’était pas toujours très châtié, surtout lorsqu’il n’avait que son ange comme auditoire. » Celui-là me comprend, disait-il en riant, n’est-il pas fait à ma taille ? »
Il s’étira à faire craquer ses os et, brusquement, se mit debout. Sur son corps long et maigre la soutane flottait comme sur une perche, crottée aux bords et marbrée de tâches verdâtres.
– Lorsque j’aurai pris du thé, cela ira mieux, grommela-t-il entres ses dents. Flancher cette nuit serait idiot. Allons hop ! triple imbécile, ne sais-tu donc pas qu’on t’attend ? Et il y aura peut-être de gros poissons dans filet, cette nuit n’est pas comme les autres !
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– A qui parlez-vous ? fit une voix derrière son dos. Il se retourna violemment. Le bruit du volet avait étouffé le grincement de la porte. Quelqu’un était entré sans frapper et le dévisageait sans bienveillance :
– Qui est avec vous ? répéta l’inconnu d’une voix menaçante.
L’abbé Paul se ressaisit. Tôt ou tard, cela devait arriver !
– Mon ange, parbleu ! répliqua-t-il. Que me voulez-vous ?
– Quelques petites explications, cher curé, qui vous désapprendront de vous moquer de moi. Je vous laisse le temps de faire votre valise, ce qui me permettra un tour d’horizon.
L’abbé Paul connaissait l’homme de vue, mais surtout de réputation. Grâce à lui, des centaines de » réactionnaires » croupissaient dans les prisons. Passé maître en l’art des interrogatoires, il s’amusait avec ses victimes comme un chat avec les souris. Haï comme pas un et réputé la plus insigne fripouille de la région, il jouissait du sombre plaisir de semer la panique à chaque pas. Le département des services secrets lui confiait les affaires les plus scabreuses dans l’intime certitude que l’organe appelé coeur n’était en lui qu’une transmission circulatoire. Blindé contre tout sentiment de pitié, il était de toute confiance. Bref, un produit idéal de l’U.B., aux fonctions multiples, voilà ce qu’était Anbtoine Tryk qui venait l’arrêter…
La peur du premier instant cédait à un sentiment autrement impérieux. Tout à l’heure, la messe de minuit ne pourrait avoir lieu ! Les gens qui font queue auprès du confessionnal attendront en vain ! » Reine de Yasna Gora, viens à mon secours ! » pria l’Abbé.
Le mouchard ouvrait l’une après l’autre portes et fen^tres. Maintenant, il fouillait dans les tiroirs en jetant par terre, pêle-mêle, registres de baptâme, pains azymes noués de faveurs roses et bleues, bouts de cierges, mégots, papier à lettres. Après avoir soigneusement râtissé toute la correspondance personnelle qu’il engouffra dans sa volumineuse serviette, Antoine Tryk s’arrêta, indécis :
– Où dormez-vous ?
La question se posait effectivement. Dans l’unique pièce du » presbytère », une méchante barque en bois, il n’y avait pas de lit. En toute circonstance, Tryk n’aurait certes pas manqué d’y faire quelque allusion obscène, avec ce rire gras et lubrique qui faisait la terreur de ses » clientes « , mais avec l’abbé Paul, réputé ascète, cela ne porterait pas. Tryk était réellement intrigué :
– Où dormez-vous ? répéta-t-il.
L’abbé Paul haussa les épaules :
– Cela dépend ! Dans ce fauteuil, ou bien par terre. Je n’ai pas encore eu le temps de penser à un lit…
Tout en parlant, il continuait à investir la cour céleste de ses muettes supplications : » Cette messe encore, la dernière peut-être ! Accordez-moi cette messe ! »
Tryk s’assit dans le fauteuil, comme pour en éprouver le confort. Le gémissement des ressorts usés le fit sursauter :
– Diantre ! siffla-t-il entre ses dents, vous n’êtes pas douillet !
– Désirez-vous une tasse de thé ? demanda l’abbé Paul, d’une voix suave.
Tryk hésita un instant. Il était en service commandé et le réglement interdit d’accepter des consommatiosn chez de futurs prévenus. Mais il faisait drôlement froid et puis… ce n’était pas une nuit comme les autres ! Même un mouchard patenté n’aime pas être » de service » pendant une nuit de Noël.
– D’accord, grommela-t-il.
L’abbé Paul remit le courant, prépara les tasses, le sucre, sortit quelques galettes d’une boîte en fer blanc.
-Vous l’aimez fort ? demanda-t-il.
-Plutôt fort, dit l’argousin d’une voix bourrue.
Il suivait chaque geste du prêtre avec méfiance. Soudain, il vit par terre, presque sous ses pieds, un paquet de pain azyme. Il le ramassa machinalement et sentit, dans sa mémoire atrophiée, comme un déclic.
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Sa mère, le seul être qui l’avait vraiment aimé… L’époque où il n’était qu’un petit garçon. Le repas de la vigile de Noël, ce pain que l’on partageait, les grelots du traîneau sur le chemin de l’église, avant la messe de minuit… Il faisait partie de la chorale, ayant une jolie voix… Il avait du mal à se décortiquer de tous ces chandails et foulards dont les tendres mains de la maman l’avaient emmitouflé. » Surtout ne prends pas froid ! » disait-elle au départ.
L’abbé Paul l’observait du coin de l’oeil.
– Voulez-vous qu’on le partage ? demanda-t-il a brûle pourpoint.(Note : En Pologne, depuis un temps immémorial, à l’unique repas de la Vigile de Noël, on partage du pain azyme béni en signe de paix et de charité fraternelle. )
Tryk sursauta comme si on l’avait démasqué.
– Au diable vos superstitions ! siffla-t-il entres ses dents.
Puis prenant la tasse que l’Abbé lui tendait en souriant :
– Vous me prenez pour un monstre, comme tout le monde ?
L’abbé Paul réfléchit un instant :
– Monstre ? Non. Mais un malheureux qui croit que personne ne l’aime.
Le mouchard s’esclaffa :
– Allons, vieux corbeau, tu ne me feras pas accroire que je sois tellement aimable ?
Assis sur un escabeau face à lui, l’Abbé remuait pensivement le sucre dans sa tasse ébréchée.
– D’accord, dit-il, et c’est précisément où Dieu nous étonne et nous choque. Aimer un sacripant comme vous, tut, tu, tu ! Et pourtant, c’est vrai, il n’y a pas à dire. Il vous aime. J’ose même dire qu’il vous aime tout particulièrement.
– Vous vous moquez de moi hurla le sbire en se redressant violemment.
– Attention à votre tasse, dit l’abbé Paul. Mais non je vous parle sérieusement. Personne ne vous oblige d’y croire, mais moi, je le sais. C’est à cause de vilains types, comme vous et moi, qu’il y a une nuit de Noël. Dieu n’est pas descendu parmi nous parce que nous étions propres comme des enfants de choeur, mais parce que nous étions sales et crasseux. Et j’ose dire que plus nous sommes crasseux et plus nous avons droit à sa miséricorde.
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Maudit déclic qui ouvre des écluses ! Par la brèche béante, d’autres souvenirs s’engouffrent. Antoine Tryk se sent brusquement très mal à l’aise :
– En somme, vous me prenez pour un criminel. Mais je ne fais que mon devoir… et j’y crois. Tant que nous n’aurons pas extirpé toue les réactionnaires et tous les fétichistes – dont vous êtes – la Pologne populaire ne pourra prendre son essor. Je ne suis pas un voleur, moi…
L’abbé Paul écoutait en remuant les lèvres. Ses yeux bleus flambèrent d’un soudain éclat :
– Si, vous ETES un voleur, s’écria-t-il. C’est même cela votre plus grand crime.
D’un bond, le sbire fut debout, blême de colère.
– Vous osez, glapissait-il, vous avez le culot…
Puis, droit dans les yeux de l’Abbé :
– Qui ai-je volé ?
– Dieu.
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La main crispée sur la poignée de son revolver, le policier chavira, pris de cours. Ses traits exprimaient un parfait ahurissement. Il retomba dans le fauteuil, fixant l’Abbé avec effroi :
– Dieu ? murmura-t-il. J’ai volé Dieu ? Et de quoi, s’il vous plaît ?
– De vos péchés, sapristi ! s’écria l’Abbé, tout droit devant lui comme un juge devant l’accusé. Ce n’est pas pour des prunes qu’il est descendu sur cette sale terre, mais pour ramasser, à la pelle, nos pauvres péchés ! Les miens, les vôtres, ceux du monde entier ! Si on les lui refuse, on le vole et on enlève tout son sens à Noël. Vous ne vous sentez jamais crasseux, à vous donner des hoquets de dégoût ? Il ne vous arrive jamais de vous mépriser, comme la crapule que vous êtes ? Eh bien ! Dieu a voulu endosser cette crasse, il a pris sur lui vos péchés. Encore faut-il y consentir vous êtes libre de dire oui et de dire non ! Et savez-vous ce que c’est de dire oui ? C’est Noël dans le coeur et sur terre, mon fils ! C’est l’innocence reconquise, c’est la paix des hommes de bonne volonté, c’est le mystère de l’enfance divine en nous ! Vous avez eu une maman, vous ? N’étiez-vous pas, vous aussi, un petit garçon heureux ? C’est cela que Noël vous apporte. Il suffit de dire » oui « .
Effondré, le visage hagard, Antoine Tryk fixait avec épouvante la maigre silhouette du prêtre :
– Et si je dis oui, qu’arrivera-t-il ?
– Parbleu, vous vous confesserez !
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Engoncées dans les plis et replis de leurs consciences délicates, les benoîtes de la paroisse commençaient à s’impatienter sérieusement lorsque, vers 11 heures, l’abbé Paul ouvrit avec fracas la porte de la sacristie et courut à grandes enjambées vers son confessionnal.
– Encore une de ses audiences particulières ! susurra Mme Z…, d’un air navré et digne. A force de ramasser de la racaille, il néglige ses fidèles.
Sa stupeur prit une teinte scandalisée lorsque l’Abbé émergea brusquement du confessionnal et cria d’une voix tonnante :
– Place aux publicains ! Une nuit comme celle-ci, les grands pécheurs ont priorité !
D’un grand geste de la main, il partageait les flots de ses pénitents.
– Et nous, alors ? siffla Mme X. d’une air courroucé. J’aviserai Monseigneur !
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Fou de joie, l’abbé Paul s’abîmait en action de grâces. Peu lui importait que ce ne fût qu’un sursis ! Il l’a eu, son » gros poisson » qu’il savait maintenant tapi dans l’ombre, près du porche, bien couvert de sa houppelande et pleurant de bonheur comme un veau.
– Seigneur Jésus, tu as bougrement bien fait de descendre parmi nous, murmura-t-il entre deux confession. Sans toi, on étais foutu !
Lorsqu’il était bouleversé, son langage fleurait la caserne. Heureusement, depuis l’aventure du centurion, Dieu a un faible pour les soldats. N’a-t-il pas fallu une lance pour lui ouvrir le coeur ? De Noël au double flot d’Eau et de Sang jailli pour laver tous les péchés du monde, le sens est droit, le chemin sans repentir.
Extrait de Les Voleurs de Dieu de Maria Winowska.