« Comment vivre notre foi, sans rien renoncer à ce qu’elle a de beau, de pur, de profond et d’exigeant, dans un monde qui la comprend de moins en moins ? »
Voilà le point de départ du livre que Rod Dreher a mis dix ans à écrire. C’est une vaste enquête auprès de religieux, de philosophes, de pères et de mères de famille, d’entrepreneurs, de professeurs… Nous vous proposons ici quelques unes de ses réflexions.
Il faut véritablement nous interroger sur ce que doit être la chrétienté et comment la mettre en application. Quelle place pour les chrétiens dans le monde actuel, alors que les problèmes moraux et légaux se posent à nous tous les jours ? Pensons à ce pharmacien qui doit distribuer la pilule, cette fleuriste qui n’a pas le droit de refuser d’œuvrer pour un mariage homosexuel, cette assistante maternelle qui doit appliquer une pédagogie « non genrée »…
Plus largement « de quelle solidarité les chrétiens doivent-ils faire preuve entre eux ? A quels métiers doivent-ils offrir leurs talents ? Comment sauvegarder une vie familiale authentique, comment offrir une véritable instruction aux enfants aujourd’hui ? Jusqu’où les chrétiens doivent-ils aller pour défendre leurs convictions ? Voilà autant de questions auxquelles l’auteur tente de répondre ».
Si nous voulons être sérieusement chrétiens — et comment être chrétien si on ne l’est pas sérieusement et totalement —, nous devons nous rendre à l’évidence : nous ne pouvons plus mener une existence légère et ordinaire. Il faut développer des solutions innovantes, collectives, pour nous aider à maintenir la foi et nos convictions au milieu d’un monde qui leur est de plus en plus hostile. Il faut choisir résolument un christianisme de contre-culture, un nouveau mode de vie, sous peine de condamner nos enfants à l’assimilation.
Il ne s’agit pas de s’enfermer dans un catholicisme politisé et revendicatif. Le Christ n’est pas un slogan de manifestation. Il ne s’agit pas d’opérer un « repli sectaire ». Il ne s’agit pas non plus d’inventer quelque chose de totalement neuf, comme si l’Eglise venait de naître, en négligeant vingt siècles d’expérience et de sagesse.
Il s’agit s’agit de revenir au bien commun, à la vie en communauté, sans excès. Appliquer la règle qui fit la chrétienté, la règle de saint Benoît, qui fut d’abord écrite pour des laïcs.
Déjà, le pape Benoît XVI a évoqué « un monde dans lequel l’Eglise vivra en petits cercles composés de chrétiens engagés, dévoués à leur foi et se tenant à l’écart de la société contemporaine pour l’amour de la vérité. »
Qu’est-ce que la chrétienté, l’occident chrétien, ou même la France ? N’y a-t-il pas parfois un déni, une volonté de voir vivre cette patrie mourante, peut-être même déjà morte ? Et si elle est déjà morte, faut-il rester à son chevet, inconsolables, ou faut-il faire vivre l’héritage reçu par la nouvelle génération ? « Jésus-Christ a promis que les portes de l’Enfer ne sauraient atteindre Son Eglise, mais Il n’a pas promis qu’elles ne la vaincraient pas en Occident. Tout dépend de nous, de ce que nous allons décider, ici et maintenant. »
Le déluge
Depuis des décennies, nous assistons à la montée des eaux, et nous refusons de construire l’arche. C’est que la pluie pourrait s’arrêter, et le soleil pourrait tout assécher pour retrouver le paysage « d’avant ». C’est que, construire l’arche, c’est passer pour fou ; il faut bien vivre avec son temps, ne pas se couper de la société…
Nous ne voulons pas voir que les autorités, civiles ou religieuses, ne jouent plus leur rôle. Imperceptiblement, nous nous laissons convaincre par l’esprit du monde, par ces fameuses « idées chrétiennes devenues folles », d’autant plus pernicieuses qu’elles semblent bien proches des idées développées par l’Eglise depuis des centaines d’années. Sous des apparences de vie chrétienne, nous adhérons à une pseudo-religion molle. C’est ce que certains chercheurs appellent le DET. Le déisme éthico-thérapeutique. Il peut se définir en cinq principes :
1 – Il existe un Dieu, qui a créé le monde, le régit et veille sur les hommes ici-bas.
2 – Dieu attend des hommes qu’ils soient bons, gentils et justes les uns envers les autres, comme il est dit dans la Bible et dans la plupart des religions.
3 – Le but premier de la vie est d’être heureux et de se sentir en paix avec soi-même.
4 – Il n’est pas besoin que Dieu intervienne beaucoup dans la vie, sinon lorsqu’on a besoin de lui pour résoudre un problème.
5 – Les bons vont au paradis après leur mort.
Tout cela n’est pas faux… mais c’est bien insuffisant pour être catholique !
Alors, bien sûr, certains choix seront durs à poser, ils demanderont quelques renoncement. Mais qui prétendrait suivre le Maître sans prendre la voie de la Croix ? A chacun de s’examiner : voulons-nous vraiment suivre le Christ ? Avons-nous déjà vraiment posé ce choix, résolument ?
« Se peut-il que la meilleure façon de combattre la vague soit… d’arrêter de combattre ? J’entends par-là cesser d’empiler des sacs de sable, et construire une arche où s’abriter jusqu’à ce que les flots redescendent et que l’on puisse à nouveau marcher sur la terre ferme. Plutôt que de dépenser de l’énergie et des ressources à mener des batailles politiques perdues d’avance, nous devrions construire des communautés, des institutions, un réseau de résistance qui saura se montrer plus fin que l’occupant, lui survivre, et enfin le déloger. »
Voilà le pari bénédictin. Grâce à saint Benoît, en son temps, « un regain de spiritualité poussa de nombreux hommes et femmes à quitter le monde pour se consacrer entièrement à Dieu selon la Règle. Derrière les murs des monastères, on entretint la foi et l’enseignement, et de là, on évangélisa les peuplades barbares, on leur apprit à prier, à lire, à semer et récolter, à bâtir. Dans les siècles qui suivirent, c’est là que l’on prépara les sociétés ravagées de l’après-Empire à la renaissance de la civilisation. »
L’exemple de saint Benoît doit nous encourager et nous donner de l’espoir, car il montre ce qu’un petit groupe de croyants qui répondent avec créativité aux défis de leur temps peut accomplir s’ils restent résolument attachés au cep qui est la Vie.
Les racines de la crise
Depuis plusieurs siècles maintenant, l’Occident s’est progressivement éloigné du christianisme. L’éloignement s’accélère, et avec lui le délitement de la société, le règne de l’individualisme, et finalement l’asservissement des hommes.
Au XIVe siècle, on cessa de croire au lien indéfectible entre Dieu et la Création, en termes philosophiques, entre les réalités transcendante et matérielle.
Au XVIe siècle, avec la Réforme protestante, on vit s’effondrer toute autorité et toute unité dans la religion.
Au XVIIIe, les Lumières remplacèrent le christianisme par le culte de la Raison, ils privatisèrent la vie spirituelle et donnèrent naissance à l’ère démocratique.
Au XIXe, la révolution industrielle étendit le capitalisme.
Depuis les années 1960, la révolution sexuelle achève l’œuvre de déconstruction.
Il faudrait reprendre et commenter chacune de ces étapes, et nous encourageons le lecteur à se reporter à l’ouvrage de Rod Dreher pour cela. Il faut comprendre comment les nominalistes de la fin du Moyen-Age ont évacué la nature comme reflet de la sagesse divine, comment la Renaissance a glissé du théocentrisme à l’anthropocentrisme, comment la science s’est « libérée » de toute considération divine, comment, enfin, Descartes décrit chaque individu comme libre de déterminer la vérité. Alors tout est possible : le reniement de l’héritage des anciens, le romantisme idéaliste de Rousseau, la déification de l’idée démocratique, le remplacement de la religion par la psychologie.
Voilà comment notre société est petit à petit devenue « liquide », n’ayant plus de lien, ne se souciant plus du bien commun, mais seulement de « la réalisation de soi ».
Alors cet homme qui se crée lui-même et qui ne veut que la satisfaction de ses passions peut tout se permettre : de l’asservissement du vivant aux manipulations génétiques, de la révolution sexuelle aux esclavages modernes.
Au-delà des poncifs pseudo-historiques, nous pouvons refuser ce sombre horizon et raviver notre flamme à celle du Christ, celle-là même qui éclairait les monastères du Moyen-Age.
Une règle à vivre
A rebours de cette modernité mortifère, nous pouvons retrouver la seule chose qui ait jamais uni le peuple de France et les hommes de bonne volonté. Nous pouvons retrouver cette religion chrétienne qui nous liait à nos voisins, qui nous ancrait à la fois dans l’ordre éternel et dans l’ordre temporel, cette religion chrétienne qui se souciait des plus faibles, qui soignait et enseignait, qui rendait les puissants enclins à se mettre au service du bien de tous. Nous pouvons redonner sens au chemin sur lequel nous nous trouvons.
Pour cela, en toute chose, le Christ doit être notre alpha et notre omega. Il n’y a pas de chose profane, il n’y a pas de temps profane. C’est toute notre vie qui doit être profondément marquée du service divin, et tout ce qui nous en éloignerait doit être fui avec courage et véhémence.
Nous trouverons notre persévérance dans la prière, qui ne consiste pas à réclamer sans cesse la réalisation de nos désirs, mais à nous mettre habituellement en présence de Dieu.
Nous trouverons notre joie dans le travail, que nous verrons comme une prolongation de la sagesse créatrice, que nous rechercherons le plus concret possible, loin du règne des écrans et de la société spéculative. Il faut nous convaincre que le travail en lui-même est bon pour nous, il n’est pas un moyen d’obtenir autre chose, mais une condition de notre bonheur, un moyen de montrer notre amour à ceux qui nous entourent.
Nous trouverons notre sérénité dans l’ascèse acceptée avec simplicité. Le mot nous fait peur, et pourtant, si nous avons bien compris notre foi, aucune privation ne devrait nous rebuter. Qu’importe les réussites humaines. Si l’ascèse est un moyen d’expier, elle est aussi un entraînement qui nous rend plus forts. Elle est le régime de l’athlète, qui ne veut pas perdre des kilos, mais développer une meilleure santé. L’ascèse, c’est laisser notre moi en retrait pour nous entraîner à servir le Christ.
Nous trouverons notre force dans la vie de communauté que peut nous offrir la paroisse, si nous ne la considérons pas comme un lieu de consommation au service de notre individualité. Nous devons en faire un tout organique, une véritable famille spirituelle.
La Règle de vie que nous donne saint Benoît doit nous porter à l’équilibre, mais n’oublions pas que l’amour de Jésus-Christ ne doit souffrir d’aucune mesure. Lui-même ne nous a pas aimé bien raisonnablement, et si nous voulons marcher dans la voie des saints — la seule possible — il nous faut tout donner à Dieu, tout le temps.
« Quelle que soit notre histoire personnelle, il nous est impossible de vivre pleinement dans la foi si Dieu n’est qu’une partie de notre existence, séparée du reste. Au bout du compte, il faut choisir ce que l’on met au centre : soit le Christ, soit le Moi et ses idoles. »
Lisez la suite de cet article : Le pari bénédictin.