Dîner aux bougies

Nous vous livrons ici un texte de Guy de Larigaudie, extrait de Etoile au Grand Large.


« La flamme du foyer était si belle et douce chose que l’homme, pour mieux l’asservir, l’obligea à se diviser comme un bouquet se décompose en fleurs distinctes et comme l’eau s’éparpille en embruns.

Dès que l’homme eût ainsi triomphé de l’unité du feu, il put se mouvoir à l’aise dans la nuit, en tenant à bout de bras les gouttes de lumière qui brillent solitaires au sommet des chandeliers, ou scintillent en cascades aux branches des candélabres. 

Certes — et bien sot qui voudrait le nier — l’électricité est plus pratique que l’éclairage aux bougies. Mais ce dernier possède un charme qu’aucun autre n’égale.

Dans sa lutte contre la nuit, l’électricité remporte une victoire instantanée, totale. On tourne un bouton et l’ombre, vaincue, disparaît aussitôt.

La bougie au contraire pactise avec la nuit. La lutte entre elle et l’ombre se termine non par une victoire mais par un compromis. L’ombre se retire, chassée par la lumière, mais la pénombre demeure, la pénombre qui est « presque de l’ombre » et qui laisse subsister un peu du mystère de la nuit.

J’ai connu — car ne je veux pas parler des lampes à pétrole, fumeuses et inesthétiques — ce pittoresque aujourd’hui disparu.

J’ai connu le long alignement des bougeoirs sur la cheminée de la cuisine ; le désespoir de la maîtresse de maison lorsque des gouttelettes de cire blanche marquaient, sur tous les tapis, la trace des invités ou des enfants peu précautionneux.

Les grandes ombres que faisaient danser sur les murs de la chambre les flammes vacillantes. Le vivace petit point rouge qui demeure encore ardent à la pointe de la mèche lorsque, avant de s’enfoncer dans les draps, on vient de souffler la flamme.

De tout cela il ne reste plus que le dîner aux bougies dont la coutume demeure, gracieuse et un peu médiévale.

Les bougies sont clémentes à la beauté des femmes. Leur éclairage atténué rend plus éclatants leurs sourires, plus délicates leurs carnations, plus harmonieuse la courbe des épaules. La lumière électrique, sans pitié, accuse les traits, demande des fards plus violents. Elle montre la beauté des femmes. Les bougies la présentent.

Elles donnent aux bijoux un éclat plus vif. L’électricité ne déverse sur eux qu’une lumière immobile. La flamme vivante des bougies danse au moindre souffle et chacun de ses mouvements se répète sur chaque facette en un multiple étincellement. A la lumière électrique une bague ne jette de feux qu’aux gestes de la main. Aux bougies, son éclat est continu et cet aspect vivant donné à la matière se répète sur tous les cristaux et toute l’argenterie.

Luxe inutile, dira-t-on. Je ne le pense pas. La beauté des choses qui nous entourent n’est pas vaine. L’élégance du cadre informe dans une certaine mesure l’élégance de l’âme. Parfois elle devient une armature. L’Anglais, seul dans la jungle, à cent lieues à la ronde de toute terre habitée, a raison de se mettre en smoking le soir. En s’obligeant par sa tenue au respect de soi-même, il s’arrache à l’enlisement de l’esprit. Et de même a raison la petite ouvrière américaine qui, le soir, égaye sa table de deux bougies.

Je me souviens d’un dîner solitaire : 

La table était ce qu’il est bon qu’elle soit si l’on veut qu’un dîner seul ait grande allure, c’est-à-dire qu’il y avait place pour dix personnes et que j’étais seul. Le domestique se tenait derrière moi, immobile et impeccable en sa veste blanche. Chaque objet était beau et exactement à la place qui lui convenait. L’argenterie était lourde, les cristaux admirables. Deux hauts candélabres brûlaient aux bouts de table. J’éprouvais une grande joie à suivre pour moi seul les règles les plus strictes et les plus subtiles de la tenue. Des siècles d’affinement avaient contribué à la perfection de ce cadre, de ces objets, de ces observances et je me sentis meilleur d’être le bénéficiaire de ces siècles d’élégance.

L’éclairage aux bougies est un luxe, mais un luxe de bon aloi qui accroît la grâce et la douceur de vivre. A cause de cela, il n’est pas inutile et il est bon d’en conserver la coutume. »

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