Nous reproduisons ici une authentique lettre d’un chef de patrouille à son ancien scoutmestre, devenu séminariste. L’auteur est un scout de la Troupe Jeanne d’Arc, 5e Lyon, affiliée à la Fédération des Scouts de France, le 21 février 1923. (1) Cette troupe avait une note particulièrement franciscaine, avec les encouragements du Chanoine Cornette.
Ce courrier est éloquent à plus d’un titre :
– l’humour et le ton si caractéristique du scoutisme de l’époque,
– l’implication des garçons et le rythme des activités, nécessaire pour remplir la tâche éducative du scoutisme,
– l’attachement au chef et l’importance de l’exemplarité de celui-ci, véritable incarnation de l’idéal à atteindre,
– l’importance de la Bonne Action…
– et bien d’autres choses encore !
Cher vieux chef,
Ne croyez pas, parce qu’il y a longtemps que vous n’avez pas reçu de mes nouvelles, que je vous ai relégué au rang des vieilles antiquités auxquelles on accorde, à de rares intervalles, un regard ému.
Nous avons vécu trop longtemps ensemble pour nous oublier.
Maintenant la troupe Jeanne-d’Arc marche. Nous sommes obligés de suspendre le recrutement parce que nous avions le nombre, mais la valeur diminuait.
Nous avons actuellement trois patrouilles ; ce n’est pas mal ; et toujours ces vieux aigles qui vont toujours bien.
Je vais vous les nommer :
Lion ardent des prairies, celui qui vous écrit ; Œil de chouette, un garçon de quinze ans que vous avez vu au séminaire avec Cerf agile, un petit de quatorze ans terrible et pas facile de caractère ; le Héron peureux, un grand type de dix-sept ans, qui était, quand je l’ai vu pour la première fois, la personnification de la « nouille » ; quand il vous serrait la main, on aurait dit qu’on touchait une loque. Maintenant, il comprend que le scoutisme est autre chose qu’un amusement (après cinq mois !) et sa mère a constaté un changement dans son caractère ; Bison tranquille, il était dans une autre patrouille et il a demandé de venir aux aigles ; enfin, mon vieil Arthur qui n’est pas encore totémisé.
Voilà les types avec lesquels je travaille, et que j’essaie de faire devenir des scouts, dignes de ce nom…
Songez donc que le 10 juillet je pourrai mettre deux étoiles blanches : deux ans que je suis scout ! deux ans que j’essaie de devenir meilleur et, pourtant, comme je suis loin d’être parfait !
Voyez-vous, chef, j’éprouve souvent le besoin d’aller me retremper dans l’atmosphère scoute, la vraie, mais où aller ?!… Il n’y a en somme que vous, c’est-à-dire vos lettres, puisque vous êtes loin. Je ne sais pas si vous êtes pareil ; car à force de vivre au milieu de gens quelconques, on devient quelconque aussi à la fin.
Heureusement que notre retraite fermée approche. J’en suis très content ; là, au moins, je vais pouvoir réfléchir dans la paix pendant quelques jours.
Vous ne savez pas la vie que l’on mène dans la troupe quand on est chef de patrouille : le lundi, souvent je suis fatigué, alors je reste à la maison et je prépare mes réunions ; le mardi, réunion des chefs ; le mercredi, réunion des patrouilles ; le jeudi, visite aux parents, ainsi que le vendredi ; le samedi, si nous ne sortons pas nous pouvons rester chez nous. Entre temps, il faut s’occuper des questions matérielles de la patrouille, préparer les sorties ; vous voyez !
Enfin c’est pour Dieu qu’on travaille et vraiment je vois maintenant la récompense d’un chef, elle est délicieuse ! Mes garçons m’aiment et c’est là où je voulais arriver, mais j’irai plus loin… vous parlez si j’en profite pour les former…
Vous savez, chef, je ne crois pas que je sois orgueilleux, mais cela me fait quelque chose quand je vois ces cinq garçons qui m’estiment.
Maintenant, je voudrais bien avoir une occasion de trouver une Bonne Action, quelque chose de chic. Hier, j’ai aidé à mener chez lui un homme qui avait bu… Mais cela n’est pas assez ; je voudrais sauver quelqu’un ; j’ai beau regarder partout dans la rue, jamais je ne vois rien. Pourtant, tous les matins, à Dieu notre divin Scoutmestre, je demande en communiant, qu’Il m’envoie l’occasion, et j’attends toujours. Peut-être est-ce parce que j’ai peur ! Au fait, tous les sauvetages ne me feraient rien sauf sous un tramway ou une auto ; j’ai peur de ne pas avoir assez de sang-froid et de temps.
Vous qui avez de l’expérience, qui êtes meilleur que moi, dites-moi comment il faudrait que je fasse ; écrivez-moi vite.
Votre vieux scout toujours prêt à servir.
Jacques, qui vous serre vigoureusement la gauche,
Au revoir, cher vieux chef !
1 – Ce courrier est cité dans Frère Othon, Lucien Moreau, Scout de France, séminariste, capucin, Librairie du Sacré-Cœur, Lyon, 1933. A noter que ce courrier n’est pas de Lucien Moreau.