L’autre jour, nous lisions une publication scoute… quand une expression arrête notre regard ; une expression si souvent employée par les chefs : « uniforme impeccable ». « Ca pique les yeux » comme on dit maintenant. L’intention est louable : il s’agit d’apprendre à l’enfant à avoir de l’exigence vis à vis de lui-même, à être conscient de sa tenue, de l’image qu’il renvoie, et à y conformer ses actes. Mais se rend-on compte de ce que suggèrent ces mots ?
Nous vivons dans un monde de superlatifs. Tout est mega, giga, super et « trop »… Les mots perdent leur sens. Les scouts qui se mettent en « uniforme impeccable » sont certainement les mêmes que ceux qui montent en haut et qui descendent en bas. Ou alors, c’est que les chefs, en bons éducateurs, savent que « la pédagogie, c’est l’art de répéter », et ils consacrent d’emblée, dans une formule toute faite, cet art de la répétition, lui faisant perdre par la même occasion toute son efficacité.
Ou alors… ou alors, devrions-nous conclure que certains scouts puissent envisager que l’uniforme ne soit pas toujours impeccable ? Y a-t-il des chefs qui acceptent un uniforme incomplet, négligé, ou passablement soigné ? Certes, il existait auparavant un « grand uniforme », mais dont la mise était différente de l’uniforme du quotidien.
C’est ainsi que nous nous sommes souvenus d’un texte, lu jadis dans une revue Scout de France, et que nous avions toujours apprécié. C’est signé J. Clad. Si la coutume du défilé n’est plus d’actualité, le reste doit trouver en nous un écho certain. Alors après cette saine lecture, messieurs, de grâce : en uniforme comme ailleurs, n’acceptez plus le négligé. Du style !
Examen sans indulgence
Tentons une expérience, veux-tu ? Ce soir, regarde-toi dans ta glace et, d’un œil critique, examine l’image qu’elle te renverra, de ce qui doit être un Homme, c’est-à-dire une créature irradiée d’une étincelle divine, la seule de ce monde qui se tienne droit, debout devant son Créateur, pour Le regarder face à face et pour essayer, à tout le moins, de commencer à Le comprendre.
Regarde-toi bien. Sois sans indulgence, et juge.
Recommençons ailleurs. A telle réunion, à telle manifestation, à telle cérémonie, regarde autour de toi les hommes, tes frères : les jeunes, tes camarades. Regarde le passant dans la rue, l’ouvrier à son travail, le bourgeois dans son fauteuil, le maire dans ses fonctions, le prêtre à son office et par-delà les apparences humaines, tâche de trouver dans ton semblable l’écho et le reflet de la Majesté divine. Tu seras déçu.
Continuons, si tu le veux bien. Entre dans une maison, une quelconque maison, scrute le décor de ces porte-Dieu que nous sommes. Ecoute les mots qui sont notre langage journalier. Tente de démêler les fils des pensées qui mille fois s’enchevêtrent au cours d’une journée. Y trouves-tu souvent le rayon d’or venu d’en haut ? Non n’est-ce pas ?
Puis entre en toi-même, dans ton jardin secret, au fond duquel, dans un Saint des Saints trop souvent enfoui dans la poussière des petites mesquineries, si ce n’est sous la boue et l’ordure de nos révoltes, de notre orgueil ou de notre impudeur, brûle toujours éclatante ou fumeuse, la flamme de Dieu.
Sois sincère, sois loyal. Il n’en faut pas plus pour être effrayé du monstrueux décalage qui existe presque toujours entre la grandeur essentielle de l’homme, image de Dieu, et tout l’appraeil de sa vie habituelle. Il y a un monde entre notre noblesse originelle et notre basse roture actuelle. Et si tout n’est pas mort en toi, de ce qui te fait dieu, tu te sentiras blessé tout à coup, comme d’un outrage en plein visage, de tant de petitesses, de tant de veulerie et de décrépitude.
Style de vie et qualité
Noblesse oblige ! Nous avons, nous autres Routiers, résolu de retrouver notre fierté de chrétiens, de français et d’hommes. Notre Scoutisme n’est pas autre chose qu’un style de vie, appelé à nous redonner le sens de cette fierté, qui nous réinstaurera dans notre grandeur. Et il faudrait que toute notre existence, dans ses plus menus détails, comme dans ses grands événements, soit marquée de cette recherche du « style » qui nous rendra dignes de nous-mêmes.
Ce style de vie, qu’est-il au vrai ? Il est l’expression d’une certaine qualité d’âme, transposée dans chacun de nos gestes, chacune de nos actions, chacun de nos comportements et jusque dans la respiration secrète de notre être intérieur. Il est la traduction, dans toutes les manifestations de notre existence, d’un équilibre où s’accordent et se complètent toutes les qualités spirituelles, physiques et matérielles qui font un Homme.
Nous avons perdu le sens de la grandeur et du style, donc de la beauté, parce que nous avons perdu d’abord le sens de la qualité, c’est-à-dire du travail achevé jusque dans ses détails invisibles, jusque dans sa structure interne, à jamais dérobée aux yeux. C’est encore parce que nous avons mutilé la qualité, parce que, désormais, il est admis qu’il y a d’une part la camelote et d’autre part les produits de luxe ; parce qu’on a oublié qu’un bâton de chaise, comme disait Péguy, doit être nécessairement un chef-d’œuvre de finissage aussi bien qu’un joyau du plus haut prix. Il est admis aussi qu’un soldat au garde-à-vous doit être figé, raide et droit comme une statue, mais qu’un certain débraillé ne manque pas de chic lorsqu’il fait chaud, qu’un magnifique désordre est assez bien porté chez les garçons et que chez soi on « traîne la savate » sans porter atteinte aux bons usages. Morte la qualité, mort le style.
En réalité, il faut que tu saches, Frère routier, que parce que ton scoutisme est un style de vie, donc une recherche de qualité, tout mot, tout geste, tout acte, toute ta manière d’être te lie et t’engage et, avec toi, lient et engagent tout le Mouvement. C’est pourquoi nous voudrions que ces mois, et plus particulièrement en vue de notre pèlerinage du Puy, tu fasses un effort réfléchi, durable, efficace et tenace dans la recherche de cette qualité et de ce style.
Nous sommes les créateurs et les promoteurs d’un style et d’un ordre qui nous sont propres. Nous sommes en même temps les mainteneurs de traditions qui ne sont que trop perdues.
Revivifier nos traditions
Ces traditions, pourtant, nous ont légué leurs témoins. Tu connais tes Classiques, n’y cherche pas seulement la qualité du verbe mais aussi la force de la pensée et cette droiture d’attitude et de raisonnement qui traduit des tempéraments puissants et qui savent s’affirmer dans la grandeur. Tu connais nos cathédrales, et si tu n’as pas été saisi comme d’un vertige de splendeur en jaugeant du regard, depuis l’imposte du portail central, la royale majesté de la nef de Reims un soir d’été, c’est que quelque chose est mort en toi. Sais-tu qu’à Versailles les perspectives des allées triples ou quintuples du parc, au lieu de se buter contre les murs d’enceinte, se prolongent au delà d’un fossé remplaçant la muraille et se perdent dans les campagnes illimitées… Grandeur ! Grandeur encore, toujours à Versailles, où tout chante la fierté et la qualité françaises, que cet escalier du jardin de l’Orangerie inscrivant sa pureté sur la façade méridionale du château nette comme une épure d’architecte. Sais-tu que les sculpteurs gothiques taillaient aussi bien, et avec autant de minutie, les statues du portail principal qu’une gargouille perdue dans le ciel et que personne jamais ne verrait ? Grandeur et qualité !… Sais-tu que l’on peut dater le début du déclin de la puissance interne de Venise de l’époque où les tailleurs de pierres négligèrent de sculpter, comme leurs devanciers, telles parties des gisants de marbre qui, tournées vers la muraille et à plusieurs mètres au-dessus du sol, n’étaient pas vues du spectateur ? Et si, aujourd’hui, la femme de ménage néglige de balayer les petits recoins perdus et si toi-même tu te sens parfaitement à ton aise dans une tente mal montée, sous un sac mal ficelé, dans une chambre mal rangée, avec des cahiers mal tenus, c’est tout bonnement que vous êtes, la femme de ménage et toi, descendants de ces sculpteurs de Venise malhonnêtes et partisans de ce moindre effort qui a tué la qualité.
Fierté des cœurs
Ce faisant, tu es infidèle à l’une des traditions les plus marquantes de notre pays et de la vieille France.
On ne fait rien de rien. Tu veux construire une France neuve. Bâtis sur les assises solides que l’on retrouve en creusant. Recherche le filon de cette tradition de qualité et suis-le, exploite-le. Tu es jeune, et l’on te propose un idéal magnifique. Tu as non seulement le droit mais le devoir d’en être fier. Mais cette fierté, qu’elle éclate au dehors, non pas en vanité, mais en qualité et en style.
Ta vie aura du style et de la qualité si elle reflète en toute chose le goût de la grandeur et la recherche de la beauté. Sois sain, robuste et harmonieusement développé, et vis la vie physique qu’un tel équilibre, qu’une telle harmonie présuppose. Sache te tenir droit, garder un maintien et un comportement d’homme, et non d’animal aveuli, que tu sois seul ou avec d’autres, au repos ou à l’action, chez toi ou chez des hôtes. Sache prier fièrement, en chrétien, enfant de Dieu, qui sait ce que c’est que l’humilité. Pourchasse comme un affront à Dieu et à toi même le laisser-aller au cours des cérémonies religieuses. Quand nos corps participent à la prière de l’âme, qu’ils soient comme elle, tendus vers Dieu, droits et recueillis. Ne tolère plus ces cérémonies où nous manifestons trop souvent que nous avons perdu le sens du cérémonial. Une cérémonie doit être parfaite, impeccable dans ses moindres détails. Elle doit être une sorte de liturgie. Aucun geste n’y peut être banal ou négligent. Tout y doit être ordre, rigueur, discipline, dépassement de l’individu.
Et pourtant nous sommes la jeunesse de France qui veut incarner l’idéal le plus haut. Dirait-on qu’ils ont dix-sept ou vingt ans, ces jeunes qui ne savent pas marcher au pas, qui ne savent pas se redresser, faire éclater au dehors leur jeunesse et leur ardeur, qui courbent la tête, sont embarrassés de leurs membres et défilent comme un troupeau ? Quand on est, comme nous, l’un des plus importants Mouvements de jeunesse de France on se doit de pouvoir paraître comme tel aux yeux des foules qui jugent et qui critiquent. C’est embêtant de défiler ? d’accord. C’est pourtant nécessaire. Il faut, partant, défiler à la perfection ou s’abstenir, c’est-à-dire disparaître.
Grandeur ! Grandeur ! Grandeur !
Nous serons tous au Puy le 15 août. Tout un grand rassemblement de la Jeunesse de France. Ce sera le moment de montrer que notre action n’est pas du bluff, que notre idéal n’est pas un mot et que, physiquement, matériellement, dans notre tenue, dans notre comportement, — gestes, attitudes, langage — nous nous efforçons de rayonner en dehors de nous cette assurance, cette fierté, ce style que nous tirons de notre vie spirituelle. Grandeur ! Grandeur ! Grandeur !
Le jour où nous l’aurons retrouvée et rendue au Pays, nous aurons prouvé que nous sommes non seulement les mainteneurs fidèles de l’une de nos plus exquises traditions mais aussi véritablement les créateurs d’un style de vie digne de l’idéal que nous poursuivons et de ces richesses prodigieuses que nous sentons en nous-mêmes impatientes de servir.