S’il existe en français, pour s’adresser à autrui, deux pronoms personnels de la deuxième personne, l’un au singulier, tu, l’autre au pluriel, vous, appelé pluriel de politesse, c’est que notre langue se plaît à certaines nuances qui sont les bases de la civilité. Il ne s’agit pas là de code, de formalisme de classe, de snobisme, de règles mondaines, mais simplement d’usages naturels, qui se perdent et qui faisaient, entre autres, le charme et l’équilibre de la France et le plaisir d’être Français.
Ce plaisir-là s’émousse. On me dira que d’autres motifs plus graves et plus irritants y concourent, d’autres lésions de civilisation, et que c’est considérer les choses par le petit bout de la lorgnette, mais dans ce seul domaine de la civilité, de petites causes peuvent entraîner de grands effets dévastateurs.
La Révolution française, jusqu’à l’avènement du Directoire, savait ce qu’elle faisait en imposant le tutoiement général et en interdisant l’emploi des vocables Monsieur et Madame qui marquaient au moins une déférence réciproque : elle égalisait au plus bas niveau, celui du plus grand dénominateur commun de la familiarité.
Aujourd’hui, ce sont d’abord nos enfants que nous voyons condamnés à être partout tutoyés, comme sous la Révolution. Je ne m’en prends point au tutoiement naturel d’affection et d’intimité (la famille, les amis), ou de solidarité (les copains, les camarades), mais à celui que leur infligent systématiquement les adultes, comme si l’enfant n’avait pas droit au respect et à la liberté de choisir selon son coeur et ses humeurs qui a, ou qui n’a pas, le loisir de le tutoyer.
D’une façon significative, et qui ne doit rien au hasard, cela commence dès l’école, où plus un instituteur ne prend la peine de vouvoyer (ou voussoyer) un enfant. Au premier jour de classe, l’ex-maître devenu enseignant par banalisation de la fonction et refus de cette sorte de sacerdoce qu’elle représentait autrefois, ne demande plus à l’enfant dont il fait connaissance: « Comment vous appelez-vous ? », ce qui serait au moins du bon français, mais : « C’est quoi, ton nom ? »
Sans que l’enfant en ait conscience, le voilà déjà rabaissé, marqué comme un élément de troupeau. On lui eût dit « vous » d’emblée, ainsi qu’à ses camarades, qu’ils en auraient retiré, tous ensemble, l’impression d’être considérés et appelés à de grands destins, ce qui est faux, naturellement, pour la plus grande partie d’entre eux, mais représente quand même un meilleur départ dans la vie que d’être ravalés dès l’enfance au matricule du tutoiement.
Le jeune élève va être vite conditionné. Dès qu’il saura lire et écrire, ses premiers livres « d’éveil » lui poseront leurs premières questions sous la forme autoritaire du tutoiement : « Dessine ici un arbre, une vache…. » ou encore : « Ecris les noms des fleurs que tu connais… » Ce n’est pas bien méchant, mais c’est ainsi que le pli se prend.
Au catéchisme, devenu catéchèse, l’accueil en tu n’es pas différent, mais ses effets en sont plus marquants, car il s’agit de choses plus graves : c’est l’âme qui se fait tutoyer d’entrée. L’ouvrage Pierres vivantes qui fit couler tant d’encre à cause de certaines énormités qu’il contient, distille son enseignement par le biais d’une complicité, et non d’un magistère, que le tutoiement impose à l’enfant.
Tout cela semble si bien admis, que c’est un aspect des choses que personne, à ma connaissance n’a jusqu’à présent souligné. On pose pour principe que l’enfant s’y trouve plus à l’aise. C’est sans doute vrai eu premier degré. Cette pente-là est facile et semble toute naturelle C’est justement pourquoi l’on devrait s’en méfier…
Car dans cet immense combat de société qui divise le pays depuis déjà longtemps, et qui est loin d’être terminé, quelles que soient ses péripéties politiques, nos enfants sont un enjeu formidable : ils représentent l’avenir. Tout se tient et c’est au nom de l’égalitarisme et de l’uniformité larvée qu’on prive ainsi l’enfant de la déférence élémentaire et du respect qu’on lui doit.
Le tutoiement qui sort de la bouche d’un instituteur, fût-il de l’enseignement privé, et de la plupart de ceux qui font profession de s’occuper des enfants, est d’abord un acte politique, même s’il est inconscient. Cela fait partie du dressage, et cela donne des résultats. Déjà, une bonne partie de la France adulte, et toute la France juvénile, se tutoient, dans un grand dégoulinement de familiarité, qu’on appelle aujourd’hui la convivialité, mot de cuistre, alibi de cuistre, camouflage de cuistre. De la convivialité à la vulgarité, le pas est vite franchi.
Dans de nombreux milieux du travail, le tutoiement devient un passeport obligatoire, dont on ne saurait se passer sous peine de déviationnisme bourgeois, alors que, chez les compagnons d’autrefois, c’était le vouvoiement qui marquait l’esprit de caste. De caste, pas de classe.
Au sein du parti communiste, comme du parti socialiste, dans la « République des camarades », le tutoiement est de rigueur. Seul François Mitterrand y faisait exception lorsqu’il était premier secrétaire de son parti. Il détestait qu’on le tutoie, et allait jusqu’à l’interdire, ce qui montre assez bien, à mon sens, que son socialisme était seulement d’ambition et non de conviction…
Mais, pour le commun des Français, aujourd’hui, il importe de ne pas être fier, car ce mot-là, justement, par ce qu’il entraîne de dignité et de sentiment élevés, est devenu l’un des nouveaux parias de notre vocabulaire.
Cela peut paraître sympathique, amical, empreint de simplicité. En réalité, ce n’est qu’un piège. Quand les convenances du langage tombent, l’individu perd ses défenses naturelles, rabaissé au plus bas niveau de la civilité. N’a pas d’autre but non plus la destruction de la langue française préparée dans les laboratoires subversifs de l’Education nationale, et dont on mesure déjà les effets…
Pour ma part, j’ai été dressé autrement. Je me souviens de la voix du maître qui tombait de l’estrade : « Raspail ! Vous me copierez cent fois… » ou : « Raspail ! Sortez ! »
J’avais neuf ans. C’était juste avant la guerre, dans une école laïque de village. Plus tard, au lycée (et ce n’est pas pour rien qu’on a cassé certaines façons, là aussi), les professeurs nous donnaient naturellement du MONSIEUR sans la moindre dérision : « Monsieur Raspail, au tableau ! » On se vouvoyait entre condisciples, réservant le tutoiement à un nombre restreint de camarades choisis.
Choisir, tout est là ! Ne rien se laisser imposer sur plan des usages, ni le tutoiement d’un égal, ni à plus forte raison celui d’un supérieur.
Il y avait une exception, de ce temps-là : le scoutisme. Je me souviens de ma surprise quand je m’étais aperçu, à onze ans, qu’il me fallait tutoyer cet imposant personnage en culottes courtes qui devait bien avoir trente ans, et qui s’appelait le scoutmestre, et qu’à l’intérieur de la troupe tout le monde se tutoyait aussi avec une sorte de gravité. Mais il s’agissait là d’une coutume de caste, d’un signe de reconnaissance réservé aux seuls initiés, comme la poignée de main gauche, l’engagement sur l’honneur, et les scalps de patrouille, car le scoutisme avait alors le génie de l’originalité, une soif de singularité forcenée, dont nous n’étions pas peu fiers. On se distinguait nettement de la masse, on s’élevait par degrés à l’intérieur de cette nouvelle chevalerie, mais il fallait s’en montrer digne.
En revanche, on vouvoyait Dieu. Cela nous semblait l’évidence même. La prière scoute chantée commençait ainsi : « Seigneur Jésus, apprenez-moi à être généreux, à Vous servir comme Vous le méritez… » C’est la plus belle prière que je connaisse. Il m’arrive encore de m’en servir. Voit-on comme la musique des mots eût été différente à la seconde personne du singulier, et comme elle parlerait autrement à l’âme : « … A Te servir comme Tu le mérites. » ? C’est sec, cela n’a pas de grandeur, cela ne marque aucune distance, on dirait une formalité. Et cependant, aujourd’hui, c’est ainsi que l’on s’adresse à la Divinité, on lui applique le tutoiement le plus commun en français. Et le reste a capoté en série : la liturgie, le vocabulaire religieux, la musique sacrée, le comportement de la hiérarchie, la laïcisation du clergé, la banalisation du mystère, si l’on s’en tient aux seules lésions apparentes. Dieu est devenu membre du parti socialiste. L’usage est de le tutoyer.
Au chapitre des habitudes, ou plutôt des attitudes, j’ai conservé celle de vouvoyer aussi les enfants qui ne me sont pas familiers, et d’appeler Monsieur ou Mademoiselle les jeunes gens que je rencontre pour la première fois. La surprise passé, ils me considèrent avec beaucoup plus de sympathie, et j’ai même l’impression qu’ils m’en sont reconnaissants. Nous tenons des conversations de bien meilleure venue, et les voilà qui se mettent à surveiller leur langage, c’est-à-dire à s’exprimer correctement en français, comme si d’avoir été traités avec déférence leur donnait des obligations nouvelles et salutaires. Les négations et les liaisons réapparaissent miraculeusement dans la phrase (je n’ai pas, au lieu de j’ai pas, c’est-t-un au lieu de c’est-h-un, etc.), la prononciation se redresse (je suis pour chuis, je ne sais pas pour chais pas, etc.), le goût de l’élégance verbale ressuscite. Faites vous-même l’essai, vous verrez. La dignité du langage et la dignité de la personne se confondent le plus souvent. Voilà pourquoi l’on parle si mal en ce moment…
Oserai-je avouer ici que mes enfants me vouvoient, et vouvoient également leur mère ? Cela depuis leur plus jeune âge, et sans aucun traumatisme. Sans vouloir convertir personne à ce qui peut paraître une ostentation, là aussi il faut constater que le langage courant au sein de la famille s’en trouve naturellement affiné. Et même dans les affrontements, qui ne manquent pas, un jour ou l’autre, vers la fin de l’adolescence, d’opposer les enfants à leurs parents, le vouvoiement tempère l’insolence et préserve de bien des blessures. Il en va de même entre époux, encore que ce vouvoiement-là soi devenu aujourd’hui une sorte de curiosité ethnographique, et Dieu sait pourtant les services de toutes sortes qu’il rend. Je le pratique depuis trente-cinq ans que je suis marié. C’est un jeu divertissant, dont on ne se lasse jamais. Même dans le langage le plus routinier, l’oreille est toujours agréablement surprise. Les scènes dites de ménage, fussent-elles conduites avec vigueur, s’en trouvent haussées à du joli théâtre. On a envie de s’applaudir et de souper ensemble au champagne après le spectacle. Toutes les femmes qui ont compté dans ma vie, je les ai toujours voussoyées, et réciproquement, pour l’honneur de l’amour en quelque sorte. Puis-je espérer, sans trop, y croire, que, tombant sur cette chronique, un jeune couple s’en trouvera convaincu, au moins curieux de tenter l’expérience ? En public, ils étonneront les autres, ce qui est déjà une satisfaction en ces temps d’uniformité où se nivellent médiocrement les convenances sociales. En privé, ils s’amuseront beaucoup aux mille et une subtilités, du vous, et je prends le pari qu’ils ne rebrousseront pas chemin de sitôt.
Dans un tout autre domaine, j’assistais récemment aux obsèques d’un ami cher, Christian, de son prénom, mais il avait aussi un nom, fort joli nom d’ailleurs. Eh bien, le prêtre, qui l’avait jamais vu vivant, qui ne l’avait même jamais vu du tout, le trairait à tu et à toi, selon les piètres dispositions du nouvel office des morts : « Christian, toi qui.. Christian, toi que… Christian, Dieu te… et ta famille… » Exactement comme pour les enfants sans défense ! En vertu de quoi, au nom de quoi, la familiarité doit-elle répandre ses flots visqueux jusque sur les cercueils ? Bossuet tutoyait-il les princes en prononçant leurs oraisons funèbres ? Or chaque défunt est un roi, enfin couronné, et sacré à jamais. Quant au nom patronymique de Christian, celui sans lequel le prénom de baptême n’est rien, il ne fut pas une seule fois prononcé ! Et pourquoi pas la fosse commune obligatoire, dans la même foulée…
Car me frappe tout autant, l’emploi généralisé du prénom seul, en lieu et place du patronyme précédé on non du prénom, et cela dans toutes les circonstances de la vie où il n’est pas nécessaire de présenter une carte d’identité : « C’est quoi, ton nom ? Serge. Moi, c’est Jocelyne… » Serge qui ? Jocelyne qui ? Les intéressés eux-mêmes semblent ne plus, s’en soucier. Il y a des dizaines de milliers de Serge, des dizaines de milliers de Jocelyne, alors qu’il n’existe qu’un seul Serge X., qu’une seule Jocelyne Z. Mais on se complaît dans l’anonymat. On y nage à l’aise, on s’y coule avec délices, on n’y fait pas de vague, semblable aux milliers de milliers, on n’éprouve pas le besoin de faire claquer son nom comme un drapeau et de brandir ce drapeau au dessus de la mêlée.
Qu’on se rassure, toutefois. Il nous restera au moins à chacun, le numéro matricule de la Sécurité sociale. Celui-là, on y tient.
J’en connais même qui se battront pour ça…
Jean Raspail
Jean Raspail est un écrivain connu pour ses ouvrages les plus célèbres : Sire, Le camp des saints, L’anneau du pêcheur… mais beaucoup d’autres sont à découvrir.
Plume talentueuse, il fut aussi un explorateur : en canoë à Québec sur les traces du père Marquette, en automobile en Alaska, ou sur les traces des Incas…